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Article réalisé à partir d’une version commerciale Xbox Series X.

1990, Californie. Nul ne s’attend à la vague de piraterie qui s’apprête à déferler impitoyablement sur le monde. Sierra Entertainment, alors roi du jeu d’aventure sur micro-ordinateur, subit la rude concurrence d’un studio qui ose depuis quelques années chahuter le taulier sur ses propres plates bandes. Ce studio, c’est LucasArts, développeur californien ayant élu domicile au sein du Skywalker Ranch (paye ta classe) et ayant enchaîné en quelques années plusieurs jeux d’aventure de grande qualité (comme Maniac Mansion, Indiana Jones and the Last Crusade ou Loom). Et malheureusement pour Sierra, il s’apprête à sortir le premier opus d’une série qui va finir d’enfoncer le clou, un jeu intitulé The Secret of Monkey Island. Rien que ça. Nous voilà plus de trois décennies plus tard et l’avenir qui s’annonçait radieux pour la franchise s’est avéré plus houleux que prévu. Ses créateurs s’en sont détachés après deux épisodes, la laissant dériver jusqu’en 2009, le temps de trois nouvelles aventures sympathiques, d’une conclusion en demi-teinte et de quelques remakes. Tout portait à croire que le secret de l’Île aux Singes ne serait jamais révélé. Mais le souvenir est resté vivace et l’aura intacte. Au point qu’aujourd’hui, tout a été dit, tout a été écrit sur Monkey Island. L’annonce de Return to Monkey Island, sixième aventure de Guybrush Threepwood, dans le giron de Terrible Toybox ne pouvait que faire l’effet d’un boulet de canon, surtout avec Ron Gilbert, Dave Grossman et une bonne partie de la dream-team à la barre. Mais à grandes attentes, grandes responsabilités, les deux compères ne le savent que trop bien. Quand on imagine la pression qu’ils ont dû vivre et quand on joue au fruit de leur travail, une chose est certaine : ce sont eux, les véritables flibustiers.

Guybrush Threepwood, pirate émérite

Si au final Ron Gilbert et Dave Grossman n’ont travaillé que sur les deux premiers épisodes, pas question de renier ce qui représente désormais la majorité des aventures du pirate le plus incompétent des mers. Ainsi, Return to Monkey Island débute précisément là où Tales of Monkey Island s’était arrêté, mais s’arrange tout de même pour s’affranchir avec élégance de certains éléments de sa conclusion controversée. Guybrush et Elaine sont, par exemple, bel et bien unis dans le mariage et coulent désormais des jours tranquilles. Au grand dam de notre aventurier à qui la vie de flibuste manque terriblement. Persuadé que sa gloire d’antan est toujours là, à l’attendre, le pirate décide de reprendre la mer. Dans sa tête, rien n’a changé, et cette fois, il en est sûr, le Secret de l’Île aux Singes sera enfin révélé. Première étape, l’île de Mêlée afin de convaincre le conseil des pirates de financer son expédition, recruter un équipage et mettre la main sur un navire. Un plan aussi huilé qu’un pirate-bodybuilder, aucune raison que quelque chose se passe mal. Sauf qu’en fait, si. Guybrush se heurte à la fois au temps écoulé depuis sa dernière expédition et aux ambitions (quasi identiques aux siennes) de sa némésis de toujours, le sanguinaire pirate-fantôme LeChuck. Et comme d’habitude, même les tâches qui semblent en apparence les plus simples vont exiger la mise en place de moyens aussi détournés qu’improbables. Heureusement, il peut compter une fois de plus sur sa légendaire ingéniosité ainsi que sur l’utilisation alternative d’un paquet d’objets essentiels à tout pirate qui se respecte, comme un poisson-globe, du mélange à biscuits pour perroquets ou encore l’indispensable monocle promotionnel.

La piraterie pour les (très) nuls

Pour les trois du fond qui n’ont jamais entendu parler de Monkey Island, contextualisons un peu les choses. Comme ses augustes prédécesseurs, Return to Monkey Island est ce qu’on appelle vulgairement un Point and Click, véritable figure de proue vidéoludique durant les années 80 et 90. Si vous êtes né après 2000, dites vous que c’est probablement sa faute si l’un de vos parents insiste pour porter un déguisement de pirate nul ou de tentacule mauve pour Halloween. Tombé en désuétude à la fin des nineties, le genre n’a pourtant pas tout à fait disparu, notamment depuis l’explosion de la scène indépendante. Parfois, il passe même faire un petit coucou avec des titres comme Deponia ou justement Thimbleweed Park, du même studio et par le même créateur que notre sujet du jour. Pour résumer, il s’agit d’un jeu d’aventure narratif dont l’objectif consiste à résoudre des énigmes pour faire progresser l’intrigue. Mais plus qu’une simple succession de puzzles, il s’agit plutôt d’explorer des environnements en vue latérale et d’y piller sans vergogne tous les objets possibles et imaginables. C’est ensuite à l’imagination du joueur de faire le reste, en trouvant les bonnes combinaisons et les bonnes utilisations de son inventaire pour résoudre ses problèmes. Autre élément inhérent au genre, ses dialogues à choix multiples, longs, fréquents et absolument nécessaires. Dans le cas de Monkey Island, c’est même devenu une marque de fabrique, la franchise ayant toujours proposé une écriture extrêmement qualitative, marquée d’un humour aussi décalé qu’anachronique et des personnages hauts en couleur. Mais ne comptez pas les zapper comme un lamantin bourré au grog. On ne met jamais ses cellules grises au repos dans un Monkey Island et même une conversation en apparence anodine peut être la clé de la résolution d’une situation problématique.

Sauver le monde avec un poulet en caoutchouc

Comme chacun le sait, le top 3 des choses qui terrorisent l’humanité depuis la nuit des temps sont, dans l’ordre, la guerre, la maladie et les spectacles ratés d’humoristes sur le retour. Return to Monkey Island ne pouvait que nous renvoyer à cette troisième terreur primale, tant la franchise a fait de l’humour sa principale fondation. C’était par ailleurs la grande crainte de ses deux créateurs principaux qui, du haut de leur cinquantaine de printemps et après trentes années à laisser leur bébé entre d’autres mains, redoutaient d’être un peu has been. En atteste par ailleurs cette émouvante lettre que le joueur découvrira dans le scrapbook du menu principal au terme de l’aventure. Mais quelques heures passées sur le titre balayent rapidement les doutes. Return of Monkey Island enchaîne les situations débiles et pourtant si logiques et les vannes fusent comme rarement, se permettant même de distiller en douce des indices précieux. L’écriture est d’une qualité rare, véritablement brillante, et alterne avec aisance entre situations très drôles aux moments plus sérieux (mais pas trop non plus) sans défaillir. Un travail d’orfèvre, témoin évident de l’amour de toute une équipe envers son enfant prodigue et de la joie des retrouvailles. Difficile de ne pas y retrouver la même absurdité réjouissante que dans nos souvenirs. Et des souvenirs, Return to Monkey Island en a plein sa cale, autant par sa galerie de personnages mémorables (et pour la plupart bien connus des vétérans) que par sa capacité à évoquer les péripéties passées de son protagoniste. Et jamais avec lourdeur, s’il vous plaît.

La Voie de la Serpillère

Mais Return to Monkey Island ne se contente pas d’être un jeu-musée, dont seuls “ceux qui savent” peuvent profiter. Il lui fallait opérer une mue pertinente pour le rendre fréquentable au 21ème siècle. La qualité de production du titre est véritablement bluffante, notamment au niveau de son ergonomie. Le moteur SCUMM n’est plus qu’un lointain souvenir et avec lui sa panoplie de verbes à l’emploi lourdingue. Ici, tout se résume à jamais plus de deux actions (généralement “observer” et « interagir ») qui dépendent de leur contexte et rendent l’aventure la plus fluide possible, même sur console. Dans un autre registre, plus aucun adolescent n’aura à vivre ce moment pénible où il reste bloqué sur Simon the Sorcerer 2 des mois parce qu’il n’a pas repéré un défilement d’écran durant une scène précise (du vécu). Terrible Toybox a compris les besoins des joueurs modernes et a incorporé la possibilité de mettre les points d’interaction en surbrillance, ainsi qu’un guide, intégré directement à l’inventaire et ne dévoilant le pot aux roses que de façon progressive. Deux niveaux de difficulté permettent également aux pirates en herbe de faire leurs premières brasses en douceur. On ne saurait que trop conseiller de faire l’aventure en mode hard, proposant plus de choix de dialogues croustillants et d’énigmes. D’autant que ces dernières n’atteignent jamais le degré d’absurdité des puzzles d’antan (la Monkey Wrench de Monkey Island 2). Le titre jouit également d’une localisation française irréprochable et d’un enrobage sonore au diapason. Aucune faute de goût n’est à déplorer dans les doublages anglais et dans les musiques aux sonorités caribéennes. Bien sûr, tout n’est pas rose, à commencer par une direction artistique globale, cartoon, colorée et anguleuse qui ne plaira pas à tout le monde. Et évidemment, le titre reste un Point and Click dans la plus pure tradition du genre avec les défauts qui vont avec. Tout le monde n’a pas la même sensibilité face à une somme astronomique de dialogues, une multiplication exponentielle d’aller-retours et les problèmes de rythme qui surviennent inévitablement lorsqu’on bloque sur une énigme. Mais à moins d’être totalement hermétique, pas de quoi bouder son plaisir.

Conclusion

Return to Monkey Island avait toutes les raisons d’être espéré comme le Graal autant que craint comme la suite de trop, celle qui aurait commis l’outrage d’écorner l’aura légendaire de la franchise. Les enjeux étaient élevés, les attentes forcément démesurées, et pourtant. Pourtant, ce nouvel opus des aventures du pirate le plus nul de tous les temps ne déçoit à aucun moment, et parvient avec brio à renouer avec sa gloire d’antan, comme si le temps qui s’est écoulé ne remontait finalement qu’à vendredi dernier. Chaque ligne de dialogue, chaque vanne, chaque énigme (ou presque) fait mouche, et on prend un plaisir immense à replonger dans cette atmosphère caribéenne si particulière. Sa direction artistique pourra diviser, de même que sa conclusion ne manquera pas de faire couler l’encre. Mais il serait dommage de passer à côté d’un titre débordant d’autant de nostalgie et d’amour bienveillant, à la fois pour son univers et ses personnages qu’envers toute une époque désormais révolue et les joueurs qui l’ont peuplée. Return to Monkey Island aurait pu n’être qu’un jeu bouffi de fanservice, mais Terrible Toybox rend au contraire une copie pour ainsi dire exemplaire, moderne, intelligente et ciselée. Bref, Le studio de Seattle peut se targuer d’avoir accouché non seulement d’un excellent jeu d’aventure, mais aussi d’un excellent Monkey Island.

 

Pour aller plus loin : Test de Return to Monkey Island par Actua

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Trailer du jeu :